ENQUÊTE Pour attirer les jeunes talents, les très grosses entreprises rivalisent de rémunérations attractives et d’avantages de toutes sortes. Un néopaternalisme matériel qui pousse parfois les recrues à oublier leur esprit critique, et leurs envies d’ailleurs.
Benjamin Pinguet a 25 ans et « le sang rouge ». C’est la couleur de son hémoglobine, certes, mais surtout celle de son entreprise, pour laquelle son cœur bat depuis quatre ans : Generali, la troisième compagnie d’assurances au monde, symbolisée par un lion ailé rouge, mastodonte italien coté des milliards d’euros en Bourse.
Après une phase de recrutement qui a duré six mois, le jeune homme a intégré la multinationale « le 1er mars 2020 » – il récite la date comme s’il parlait de son mariage. Benjamin Pinguet a commencé en bas de l’échelle, comme conseiller commercial, à Grenoble. Le 1er septembre 2022, il est muté à Lyon sur un poste intermédiaire, avant de devenir « inspecteur manager de performance » le 1er janvier de cette année. Le voilà désormais cadre supérieur de niveau 6, avec dix collaborateurs sous son aile.
S’il donne beaucoup à son entreprise, c’est parce qu’elle le lui rend bien. « Je me sens complètement redevable », dit-il, d’autant plus reconnaissant qu’il est titulaire d’un BTS technico-commercial, et donc non représentatif des jeunes les plus diplômés. La liste de ses avantages n’en est pas moins longue comme le bras. D’abord, sa rémunération, que lui-même qualifie d’« exceptionnelle » : entre 7 500 et 12 000 euros net par mois, « selon les performances de l’équipe ». Ensuite, une complémentaire santé « très haut de gamme » où « tout est intégralement pris en charge ». Et puis un intéressement de 4 700 euros nets cette année.
Il y a aussi des « primes points », qui dépendent du nombre de contrats signés pour des produits ciblés – entre 750 et 3 500 euros tous les quatre mois. Une « prime de fidélisation » selon les portefeuilles en gestion – entre 250 et 500 euros par mois. Une prime collective destinée à tous les cadres – soit 6 000 euros en début d’année. « Et d’autres primes à droite à gauche, selon des objectifs », ajoute encore le salarié.
Avantages en nature Vous avez le tournis ? Ce n’est pas fini. De nombreux avantages en nature se greffent à ce généreux package financier. Benjamin Pinguet dispose d’une voiture de fonction, qu’il peut utiliser à sa guise, pour un week-end en amoureux ou un rendez-vous professionnel. On lui paie carburant, péage, assurance et entretien du véhicule. « Tout est pris en charge », répète-t-il. Sans oublier le comité d’entreprise qui l’arrose à son tour de cadeaux et de réductions en tout genre.
Dans un contexte de tension sur le marché du travail, aujourd’hui très favorable aux diplômés bac + 5, les jeunes cadres peuvent se permettre d’être plus exigeants. « Le rapport de force a évolué : la période est à la guerre des talents », déclare Aurélie Robertet, directrice d’Universum France, une société de conseil en « marque employeur » qui, chaque année, interroge les étudiants des grandes écoles d’ingénieurs et de commerce sur leur entreprise idéale.
Ces dix dernières années, les priorités des candidats restent immuables : les rémunérations d’abord, mais aussi la nature et la variété des missions proposées, la référence professionnelle pour la suite de la carrière, l’environnement humain, etc. « Ce qui a changé, c’est que la rémunération prend encore plus d’importance, souligne Aurélie Robertet. C’était déjà dominant, et aujourd’hui ça l’est encore davantage. » En 2023, le critère « revenus futurs élevés » arrive en tête des réponses.
Ce sont aussi et surtout les firmes dites « matures » qui attirent les futures recrues : 83 % les préfèrent à une start-up, et 71 % privilégient une grande entreprise par rapport à une PME. « Les très grosses entreprises peuvent rester attractives parce qu’elles ont de l’argent. Elles rivalisent d’idées pour fidéliser les jeunes talents, observe Isabelle Barth, professeure en management et sciences de gestion à l’université de Strasbourg. C’est plus compliqué pour les PME, qui n’ont pas les moyens d’être aussi compétitives. »
Lire aussi : Ces étudiants d’école de commerce qui fuient les « early start-up » : « On ne veut plus être pris pour des pigeons » « En fait, tu te sens choyée », souffle Juliette (tous les prénoms ont été modifiés), ancienne cadre chez Google. Elle aussi a dû en passer par une longue période d’entretiens de sept mois : « On ne te demande à aucun moment quelles sont tes conditions financières. A la fin du processus, on te fait une offre avec le montant proposé. En général, c’est très peu négocié puisque plus qu’espéré ! »
L’esprit critique en sourdine A son embauche, Juliette touchait entre 100 000 et 150 000 euros annuels, sans compter les bonus et les actions, le tout évoluant année après année. « Pour moi, c’était la proposition irrésistible. A 30 ans, je triplais, voire quadruplais mon salaire. » Elle cite aussi les soirées, la salle de sport, « le petit déjeuner gargantuesque, digne d’un hôtel cinq étoiles », les services de massage et de manucure, les cantines avec option halal ou casher – « Et si tu veux du pain sans gluten ou un yaourt au lait d’avoine, tu en fais la demande et tu l’as. Ce sont plein de petites attentions, jusqu’au plateau d’huîtres pendant les fêtes. »
Avec cette impression de vivre un Noël quotidien, les jeunes cadres chouchoutés par le capitalisme prennent le risque d’y laisser leur esprit critique. « C’est un cercle vertueux, ça te donne envie de rendre la pareille et de bien bosser », avance Juliette, qui ne venait « pas du sérail ni de l’entre-soi parisien ». Google l’a fait grimper haut dans l’ascenseur social : « Je me disais : je suis nobody, n’empêche que si je travaille, tout est possible. Tu peux vraiment faire fortune : ceux qui sont là depuis le début se sont acheté des appartements à plusieurs millions d’euros. Certains salariés, enfants d’immigrés, sont devenus directeurs. »
Benjamin Pinguet, lui, est issu d’une famille de paysans : « J’ai les pieds sur terre, j’aime gagner de l’argent, mais ce n’est pas une fin en soi. » Comme la plupart des jeunes recrues interrogées dans des grands groupes, il embrasse pleinement le discours de son entreprise : « L’histoire que propose Generali à ses salariés, je trouve ça tellement sain que je ne me vois pas ailleurs, déclare celui qui, sur le papier, n’avait pas le profil recherché. On se fiche du diplôme, l’humain est au cœur du métier. Contrairement à d’autres compagnies qui lessivent les gens, nous, on donne à la personne. »
Parmi cette génération de diplômés, deux tendances paradoxales émergent : « D’un côté, ils sont très attentifs à ce que leur individualité soit respectée et alignée avec l’entreprise – leur singularité, leurs préoccupations, leurs appétences, etc., détaille Fabien Blanchot, professeur de management à l’université Paris Dauphine-PSL. On n’est pas dans un contrat d’adhésion : les jeunes souhaitent participer eux-mêmes à la définition de leur job. Mais d’un autre côté, après de longues études, ils ont la volonté de plonger dans le bain et de se mouler dans les représentations de l’entreprise. Là, une partie des convictions s’édulcorent. »
« Une forme d’accoutumance » Parce que les processus de recrutement des multinationales sont ardus et éprouvants, les jeunes diplômés se sentent d’autant plus chanceux d’en devenir les heureux élus.
« Quand on sort d’une grande école de commerce notamment, il existe un univers des possibles restreint, un ensemble uniforme de carrières très hiérarchisées dont les étudiants dévient assez peu, analyse François Schoenberger, doctorant en sociologie à l’EHESS et à l’université de Lausanne, qui s’est penché sur le cas des banquiers d’affaires. Le salaire est corrélé à cette hiérarchie : ces cadres finissent par éprouver une forme d’accoutumance à un certain niveau de vie, mais aussi une dépendance à un certain prestige symbolique. »
Et à 50 piges, brûlé par les 60h/semaine, on se dit que tout ça c’est de la connerie et qu’on aimerait mieux élever des chèvres sur le Larzac…
@Frederic @Camus Ahah, élever des chèvres c’est pas coton non plus. Tu as un bouquin rédigé par un éleveur de chèvre qui a tout plaqué, il était neurologue je crois, et dénonce le système. Très leger, facile à lire et bourré d’humour : “le ménage des champs”
Je recommande vivement sa lecture à tous les Néo-paysans avec un autre bouquin sur “La bio, entre buissness et projet de société”
Avec ça zetes paré :)
#NeoPaysan #Agroecologie #AB
Même avec un salaire inférieur, je vois mes parents qui ont eu un boulot chiant toute leur vie, et aucune activité intéressante les midis, soirs et week-ends. Ils ont attendu la retraite pour découvrir tout ça.